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L’Enigmatique Monsieur Duhour,
Un Paradoxe français
Par
Emmanuel Legeard
emmanuel.legeard@paris4.sorbonne.fr
© Emmanuel Legeard ©Sorbotron du samedi 11 décembre 1999
Quand des étudiants de Censier (Paris III) m’ont demandé si je voulais traiter d’un sujet tiré de l’âge d’or du cinéma français, je venais précisément de finir de me renseigner sur un personnage énigmatique des années 40-50, Clément Duhour, dont ce numéro fête l’anniversaire sans le savoir. Malgré l’influence matériellement brève, mais intense et durable intellectuellement, que ce Basque de Paris a exercée sur le cinéma, il est curieusement absent de tous les dictionnaires, et s’il est vrai qu’il est évoqué ici ou là, ce n’est jamais que succinctement et de manière tout à fait subalterne. Même Philippe d’Hugues, des Cahiers du Cinéma et de la Cinémathèque française, l’expert pourtant de cette période, ne semble pas s’être soucié de cet homme de l’ombre sous les feux de la rampe, de ce personnage insolite dont on n’arrive pas à trancher s’il est transparent ou bien opaque.
Appeler Duhour l’homme des paradoxes, ce n’est pas parler en l’air. Tour à tour exubérant et effacé, comique grotesque et beau ténébreux, chanteur de charme et lanceur de poids, patron de cabaret dans le gross Paris et, à en croire Hans von Luck, résistant de la première heure, Duhour se montre curieusement passionné, généreux et désintéressé quand il s’agit de produire Guitry ou de défendre les droits de sa veuve – mais il oblige Viviane Romance à racheter les parts de leur société de production Izarra pour une somme exorbitante quand celle-ci demande le divorce. Les amours de Clément Duhour ne sont jamais heureuses, d’ailleurs, et ses femmes découchent pour des rivaux aux charmes très improbables: Madeleine Lebeau, maîtresse d’Achard – un paradoxe encore que Guitry ne manque pas de soulever dans Assassins et Voleurs [1] quand Dartois, incrédule de ses propres succès, s’ouvre à son cambrioleur de cette banale absurdité:
« C’est inouï de penser qu’un bel homme comme lui, grand, fort, et mis au monde pour être l’amant des femmes devient soudainement une espèce de cocu parce qu’une petite garce le trompe. »
Moitié coup de main, moitié coup de patte, c’est à Madeleine que Duhour songera pour incarner, dans Vous n’avez rien à déclarer, la poule de luxe qui abrite le commerce de ses charmes derrière la vente de croûtes abstraites.
Qui est vraiment Clément Duhour? Il n’y a pas plus parisien que lui, et pourtant il est basque jusqu’à la racine des cheveux. Clément Denis Duhour est né le 11 décembre 1911 à Saint-Jean d’Anglet, bien qu’une erreur ou une coquetterie d’artiste l’ait rajeuni d’un an dans le Who’s Who de 1983, l’année de sa mort. Son père, Pierre Duhour, est boulanger rue de Louillot. Sa mère, Marie Bidart, est femme au foyer. Dès le début, Clément ne tient pas en place; c’est un athlète né, presque un géant, et à seize ans, il enlève le titre de champion de France de lancer du disque et du poids. Dans le même temps, il est renvoyé du Lycée de Bayonne pour indiscipline. Son père l’expédie alors à Paris pour s’y former au commerce. Après trois jours chez Félix Potin, il quitte sa place pour chanter au Lapin Agile sous le nom de scène de Guy Lormont.
Est-ce pour lui faire plaisir, en tout cas ce n’est pas un hasard quand Guitry, dans Si Paris m’était conté, glisse ce clin d’oeil éloquent: Duhour campe le personnage d’Aristide Bruant. Le voilà naturalisé parisien par Guitry, le roi du Boulevard. C’est tout un symbole auquel Duhour est sensible et qui fera de lui un débiteur affectionné. Mais le Lapin des Années folles n’est justement plus celui de Bruant. Montmartre est dépeuplé par la Grande Guerre. Cette épouvantable boucherie, artificiellement prolongée de deux ans pour satisfaire aux ambitions de la haute finance, a tué un soldat français sur trois, et ce Français, c’est un pauvre – autant dire que presque toute la bohème non réformable y est passée. Le « Montmerte » à Bruant s’est vidé de ses poètes et de ses arsouilles qui tiraient la savate; amer constat que Guéhenno a fixé dans une formule définitive quand il observe qu’aucun milliardaire n’est mort dans la tranchée.
Aussi, la nouvelle clientèle du Lapin est essentiellement composée de touristes américains qui n’ont pas compris que la capitale de la bohème, ce n’est plus Montmartre, c’est Montparnasse. Mais l’argent des caves et des yanquis permet au moins d’entretenir l’illusion. Une façade factice s’organise, propre à encadrer le numéro des rapins de synthèse – et ce toc est du plus bel effet sur les provinciaux et les pigeons d’outre Atlantique. Pourtant, c’est au contact de ces Américains que Duhour trouvera sa voie. Le Tout-Hollywood qu’il rencontre au Lapin lui fait comprendre que l’avenir est au cabaret, et au cinéma. Quand à 20 ans, champion du lancer du poids, il se rend aux jeux de Los Angeles, ce n’est pas sans une secrète arrière-pensée. Le Golden Age d’Hollywood débute à peine. Il culminera parallèlement à sa propre acmé, au début des années 1950.
Aux jeux, Duhour ne fait pas tapisserie. Même s’il se classe vingtième, sa performance est loin d’être négligeable: il envoie le poids à quatorze mètres (13,960), et deux mètres seulement le séparent du médaillé d’or, Léo Sexton, qui est non seulement son aîné de deux ans, mais encore un surdoué de 109 kilos, expert du shot put, et sur le point de battre le record du monde. Jamais pourtant Duhour ne se vantera de ses exploits sportifs. Pour lui, tout cela n’est qu’une distraction désinvolte qui surtout lui permet de voyager sans frais. Cette parenthèse sportive refermée, il faudra néanmoins attendre dix ans, en pleine Occupation pour que Duhour décroche son premier rôle dans L’Age d’Or de Jean de Limur et ouvre son propre cabaret dans le 8e, rue de Ponthieu.
Duhour baptise son « caf’conce » Le Cavalier. Il y reçoit affablement des officiers allemands comme Hans von Luck, qui, prussien et francophile, vient en civil pour ne pas incommoder la clientèle. Von Luck racontera en 1989 que Duhour et lui ont instantanément sympathisé, bien que Duhour ait participé dans les coulisses de son commerce apparemment xénophile à des activités de résistance sur lesquelles on n’a tout de même que peu d’éléments. Suivant Hervé Le Boterf [2], c’est au Cavalier que Duhour fait la connaissance de Viviane Romance. Invitée par Dieu sait qui, la diva n’aurait franchi le seuil que pour mieux claquer la porte dans une sortie dramatique. Le lendemain soir, elle est de retour, et la légende veut que Duhour, se mettant aussitôt au piano, lui eût joué l’Imaginez de Trenet, dont les paroles sont si singulièrement opportunes: « Imaginez qu’elle revienne. La porte s’ouvre, elle sourit. Sa main tremblante A pris la mienne Le ciel s’éclaire et s’agrandit. »
Seulement voilà qui n’est pas possible, car l’enregistrement d’Imaginez date du 26 juillet 1945, or la rencontre de Viviane Romance avec Clément Duhour date de 1942. A la libération de Paris, c’est déjà mariés que Duhour et Romance fuient la capitale pour se réfugier à Anglet – singulier comportement pour le résistant décrit par von Luck, le « Panzerkommandant » qui n’écrit qu’après le décès de Duhour, appelle Le Cavalier « Le Chevalier » (ce qui n’a pas exactement le même sens dans un bastringue), s’emmêle dans les dates, se trompe d’adresse… mais ce sont possiblement là les séquelles du goulag. On est toutefois travaillé à plusieurs reprises par cette question: s’agit-il du même homme? On a du mal à reconnaître un résistant dans le réfugié d’Anglet qui avec sa femme fréquente assidûment René Müller, « collègue » de Rudy de Mérode, trafiquant de stupéfiants et tortionnaire aux ordres la Gestapo. Mais en tout état de cause, il est exact que Duhour chante. Il prête sa voix notamment à l’orchestre de Raymond Legrand qui a remplacé Ray Ventura, parti en 1942 pour l’Amérique du Sud. Avec le swing, Raymond Legrand a tôt fait de faire oublier Ventura et ses zouaves du Pont de l’Alma. Son « Mademoiselle Swing », tube de 1942 créé par Irène de Trébert, vedette du groupe, est un vibrant chef-d’oeuvre de crétinerie, mais – comme assez souvent dans ces cas-là – un énorme succès.
Ces influences « zazous » ne sont pas sans effet sur Duhour. L’époque change. Les paroles, c’est fini, il faut de la syncope, des dissonances, des cris, des onomatopées suggestives. Car c’est sous l’Occupation nazie qu’explose au grand jour ce qu’Audiard, parlant par la bouche de Gabin, appelle la « musique de singes » [3]. Etrangement, André-Georges Brunelin, intime et biographe de Gabin, nous a rapporté [4] que Duhour lui vouait une sourde hostilité et s’était opposé à ce qu’on fasse appel à lui pour incarner Lannes dans le Napoléon de Guitry. Pourquoi? C’est ce que Brunelin ne sait pas, mais la jalousie a pu jouer un rôle entre ces deux symboles de virilité dont l’un avait effectué un parcours sans faute quand l’autre n’était pas sans ambiguïtés. Il y a des parallèles certains entre Quai des brumes et La Maison sous la mer, et il n’est pas aberrant de penser que Duhour aurait voulu être Gabin. Quand Guitry exigea la présence de Gabin en expliquant partout combien il l’admirait, peut-être s’est-il senti trahi? Car le lien affectif entre les deux hommes est indiscutablement très fort et « viscéral ».
Même si 7 ans seulement les séparent, il y a une césure entre Gabin et Duhour: c’est la guerre. Gabin s’est expatrié, Duhour a commencé de tourner. En somme, Gabin, c’est le cinéma d’avant-guerre. Le cinéma français. Il en constituera même le symbole à abattre dans la guerre fourrée des années 60 où l’objectif des « Nouveaux » et autres « Néo » – qualificatifs banalement employés par les « Anti » pour entériner leurs usurpations – est d’anéantir tout ce qui est français pour y substituer leurs petites choses assommantes, sans rythme, sans profondeur, sans talent, mais étirées à l’infini comme le morne Tartare. Gabin est alors accablé de tous les noms susceptibles de déclencher automatiquement la suspicion ou la répulsion dans la masse conditionnée: acteur « de papa » (si c’est français, c’est dépassé, donc ridicule), réactionnaire (les qualités du résistant deviennent des tares de réac’ dès qu’il n’est plus d’aucun usage), anarchiste de droite (c’est-à-dire un homme libre qui ne transige pas sur la morale, même au milieu d’une foule endoctrinée par un gouvernement d’occupation, et corrompue par l’obligation de mal faire et de penser faux), et finalement « fasciste », mot totalement dénué de contenu et qui occupe seulement une fonction: celle d’épouvanter le bien-pensant et d’enrayer toute discussion où il est à prévoir que les anti-Gabin auront le dessous.
Car évidemment, c’est ce caractère tant décrié qui a poussé Gabin à refuser de tourner pour les Allemands et à quitter la France pour Hollywood en février 1941, puis Hollywood pour rejoindre les Forces Françaises Libres. Duhour, au contraire, c’est le Paris du swing. Plus américanisé par l’occupation allemande que Gabin par son séjour hollywoodien, il voit d’un mauvais oeil ce retour odysséen d’un homme resté fidèle à des principes éculés. Duhour, c’est la génération swing qui reçoit son impulsion du Paris bei Nacht et trouve avec l’arrivée des Américains l’occasion d’exploser. Paris swingue-t-il? Duhour swingue avec lui. Et cette américanisation lui donnera la matière de son seul film vraiment raté, ce film de trop qui clôt à la fois les années 50 et sa période féconde: le sinistre Vous n’avez rien à déclarer, vaudeville obscène de Véber joué comme un crazy-show, c’est-à-dire à la manière de Dhéry – film qui pousse à s’interroger sur le tempérament véritable de Duhour. Le Duhour de l’art aurait-il tourné cochon une fois éteinte la voix du maître?
Mais on est loin encore de 1959. En 1943, Duhour et Romance se marient, et c’est par elle qu’il arrive à s’imposer dans ses premiers films valables comme La Maison sous la mer, mélodrame où il joue le premier rôle, celui du beau ténébreux aux charmes fatals. On peut s’interroger sur la nature de la relation Duhour-Romance. Ginette Leclerc, rivale mais amie de Viviane Romance, raconte que Duhour traite sa femme durement. Il la compare à Leclerc, lui reproche de ne pas avoir son propre cabaret, de ne pas assez réussir, de « n’être bonne à rien ». Quand le couple fuit Paris pour Anglet à la Libération, Romance est arrêtée et incarcérée à Bayonne. Curieusement, Duhour semble s’évaporer; en tout cas, nulle trace de son intervention, et Romance s’en tirera seule en plaidant sa cause avec succès. Malgré tout, le couple Romance-Duhour tient encore cinq ans, le temps de monter la société de production Izarra, du nom de l’étoile en basque. Cette société permet à Viviane Romance, à qui on ne propose plus rien, de produire ses propres films et de créer – enfin – un rôle conforme à ses goûts. Ce sera Maya, projet ambitieux qui consiste à démontrer que la séduction érotique exercée par les femmes, bien que ses effets soient réels, est un reflet illusoire et narcissique de l’animus masculin. Puis Duhour et Romance divorcent, et Duhour revend ses parts.
Avec la « CLM » [5], quasi-acronyme de son prénom, Duhour devient producteur délégué: il prend en charge tous les aspects pratiques, administratifs et ingrats de la production moyennant une rétribution au cachet, c’est-à-dire un forfait fixé à l’avance et qui n’est versé qu’une fois la distribution assurée, donc une fois les producteurs certains de la sortie en salle du film produit. La CLM est principalement l’instrument de sa collaboration avec Guitry. C’est ici joindre l’utile à l’agréable, car les autorités américaines, Dieu sait pourquoi, ont Guitry à la bonne. Les plans des résistants qui veulent lui faire la peau – et qui d’un certain point de vue ont d’excellentes raisons pour ça – se trouvent par conséquent contrecarrés. La protection dont Guitry bénéficie s’étendant à ses collaborateurs, il est probable qu’elle a facilité la réinsertion professionnelle de Duhour, tout résistant qu’il ait été (car les lendemains de revanches, du fait de la confusion générale, fourmillent souvent de malentendus fâcheux – c’est bien connu). L’union de Duhour et Guitry fut fructueuse. Ils eurent de nombreux enfants très admirables dans le genre films à sketches comme Les Trois font la paire, Assassins et Voleurs – film culte, comme on dit – et les très beaux Si Versailles m’était conté (1954) et Si Paris nous était conté (1956). Et puis Guitry s’éteint et le film inculte succède au film culte. C’est le désolant Vous n’avez rien à déclarer. Pourtant Vous n’avez rien à déclarer a des morceaux spectaculaires. Le sketch réellement saisissant de Devos expliquant sa peinture est un sommet peut-être inégalé du comique absurde. Jean Poiret y est brillant et le caméo de Clément Duhour lui-même ne manque pas de sel. Plutôt, c’est le choix du sujet qui laisse pantois.
Passé ce film, d’ailleurs, Duhour retourne à l’anonymat. Sans entrain, comme épuisé, il produit un Candide irregardable ainsi qu’un documentaire sur l’antisémitisme, Ceneri della memoria, qui est privé de salle par la censure gaulliste. Puis il quitte brusquement le monde du cinéma. On le retrouve à Biarritz, où il s’est lancé dans la restauration. Il patronne alors une spectrale association culturelle France-Israël qui semble n’avoir d’existence que dans le Who’s Who. Le 3 janvier 1983, il décède à Neuilly, de « causes naturelles ». Il a 71 ans.
Qui était vraiment Duhour? Chacun peut y aller de son hypothèse. Un personnage fascinant, en tout cas, sans quoi nous ne serions pas à nous interroger sur lui quarante ans après son dernier succès…
– Emmanuel Legeard
[1] La femme adultère d’Assassins et Voleurs s’appelle Madeleine, comme Madeleine Lebeau, et Dartois rappelle furieusement Achard.
[2] Le Boterf, communication personnelle.
[3] Le Cave se rebiffe.
[4] Brunelin, communication personnelle.
[5] C.L.M. pour Courts et Longs Métrages (NDE)
En illustration: la merveilleuse affiche de Guy-Gérard Noël pour Assassins et voleurs.
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