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SE-SOPHOS
Emmanuel Legeard © 2015
A Christian Broutin
Tout part toujours d’une pierre. Tout part toujours d’une pierre parce que la condition humaine est d’habiter le monde. La borne initiale, et la stèle ultime à quoi tout retourne, c’est ce dieu informe et énigmatique dont ni le temps ni les hommes ne sont venus à bout, cette pierre emmaillotée recrachée par Cronos, indélogeable enfin du temple de Zeus et qui rayonne tel un cœur palpitant par le rythme de son mètre vivant. Tout part d’une pierre, irrépétable et répétée à l’infini, car sur cette pierre tout est bâti. Sisyphe était un roi bâtisseur. Dans une vie antérieure, Teshub, peut-être, un dieu par qui le ciel s’unissait à la terre.
La pierre symbolise la frontière métaphysique entre les mondes. Entre la puissance et l’impuissance, entre la vie et la mort, entre le possible et l’impossible, entre l’éternité incréée et la succession créée qui invente le temps des hommes, et bien sûr entre le Même et l’Autre, car la pierre brute, le minéral intact est, par son extériorité absolue, le seuil du tout-autre. Les blocs non dégrossis des autels primitifs renferment à tout jamais l’idée de la divinité.
L’omphalos et le bétyle sont des bornes cosmiques investies du maître-mot, du logos inexprimable par quoi tout le reste existe et s’exprime dans sa diversité sensible. Dans son temple, au sommet du Capitole, Jupiter cohabite avec Terminus, le dieu immémorial et indéracinable que Tarquin n’a pu déloger – c’est le dieu des bornes et des frontières. C’est le dieu de la séparation et de la succession créée, de l’espace et du temps historiques. De l’ordre, donc, face au chaos primordial. Par la ségrégation, Terminus rend sacrée toute différence. Et quiconque déplaçait une borne, où qu’elle soit dans Rome, devait en rendre compte sous le regard du ciel et dans l’austérité de sa conscience à ce dieu représenté par une pierre brute et sans voix.
De Terminus, on a fait terme pour désigner le mot qui fixe les essences. Car la borne cosmique originelle est le siège de la puissance de nommer. Elle donne un sens à tous les noms dérivés d’elle et une signification au rythme qu’elle engendre, de borne en borne et d’aller en retour vers la Ville Éternelle dont Rome n’est qu’un mirage éphémère. Le cœur de pierre est l’ultime générateur du rythme de la vie: au commencement était le Verbe, et le Verbe était rythme et couleurs.
Victor Bérard pensait que le nom mystérieux de Sisyphe dissimulait se-sophos, le très habile. Car les Grecs appelaient sophos quiconque maîtrisait un savoir-faire extraordinaire. Je ne m’étonne pas qu’un roi fortificateur soit appelé « se-sophos » quand il pousse un rocher au sommet d’une Acrocorinthe en proie aux séismes. Où mieux que dans l’architecture et la maçonnerie du refuge réalise-t-on l’identité profonde du savoir-faire et du savoir-vivre puisque habiter, c’est construire?
Pour le bâtisseur de cathédrales, pour celui qui naguère encore édifiait sa maison, construire, c’était énoncer silencieusement le nom de dieu. C’était unir l’être et l’avoir dans la quadrature du cercle: faire entrer la croix polaire dans le cercle cosmique ou le cercle infini de l’esprit qui souffle dans la base carrée des fondations humaines. C’était enchanter le monde. C’était manier la pierre philosophale. Au-dessus du dieu Terme, le temple de Jupiter était à ciel ouvert. Car notre ancrage n’est pas seulement cartographique. L’ampleur n’est rien sans l’intensité, sans l’exaltation réciproque du charnel et du spirituel sur cet axe polaire de l’ailleurs absolu.
On n’habite jamais que là d’où le monde parle pour nous.
Par la pierre originelle et sacrée, terme ou terminus, Verbe fondateur, nous recevons en partage ce que nous avons à être, et qu’il nous faut affirmer par l’action. Mais qui sait ce qu’habiter veut dire? Habiter, c’est fréquenter la grâce, c’est faire fructifier le don, c’est bâtir et cultiver, c’est abriter – ἀγάπη.
Nous devons cultiver et bâtir, et nous mettre à rebâtir, mais l’histoire ne se répète jamais – elle s’harmonise. Sauf peut-être pour celui qui sous un ciel de pierre, après que l’histoire aura fini, continuera une tâche sans nom dans un monde sans vie.