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Emmanuel Legeard: Votre œuvre est très « organique »: la partie n’a de sens que par son rapport à l’ensemble. Donc je comprends très bien que vous ne vouliez pas être réduit à l’image que les anthologies de la littérature donnent de vous… les histoires littéraires… où on vous cantonne au nouveau roman, alors qu’évidemment vous êtes plus et autre que ça. Mais en quelque sorte, comme vous avez votre Victor Hugo personnel, j’ai mon Michel Butor à moi, que j’ai incorporé à ma propre substance intellectuelle, que j’ai assimilé, que j’ai « métabolisé », avec lequel j’ai vécu, et qui est malgré tout celui du nouveau roman: celui de Passage de Milan, de L’Emploi du temps, de La Modification et de Degrés qui est mon préféré et qui est à mon avis un chef-d’œuvre. Ça, c’est le Michel Butor qui fait partie de moi-même et qui fait partie de la vie d’énormément de gens. Il y a eu une espèce de phénomène de transmigration de ce que vous avez écrit dans leur existence propre et vous avez transformé la littérature en transformant la vie des gens. Ce qui était d’ailleurs votre projet de départ…

Michel Butor: Ah, oui, bien sûr, c’était l’intention.

Emmanuel Legeard: Pourquoi, alors que vous étiez manifestement un romancier surdoué – ce qui est excessivement rare – vous êtes-vous détourné du roman?

Michel Butor: C’est une question que, naturellement, je me suis posée moi-même très souvent. Beaucoup de gens voulaient que je me remette au roman, et en particulier les éditeurs qui s’imaginaient que si j’écrivais encore un roman, eh bien, il y avait une affaire à faire, ce que je ne croyais pas. Du tout. Donc j’ai essayé de me remettre à la narration. Et d’ailleurs dans ma critique et ma poésie, il y a énormément de narration, sauf que c’est une narration différente, qui part un peu de tous les côtés. Ce que je cherchais à travers le roman, bon, j’ai l’impression d’avoir réussi à le pousser à travers d’autres formes. Seulement, ça a beaucoup surpris les gens, ça a beaucoup surpris les journalistes et les critiques. Donc il fallu un certain temps avant que l’on se mette à me lire autrement, et évidemment, avec les livres qui ont suivi, on s’est mis à lire autrement les romans aussi. On ne les a plus lus tout à fait comme des romans. J’aurais bien aimé faire plaisir à tout le monde. Et j’ai essayé. Mais ça n’a jamais marché. Vous voyez, par exemple, Le Portrait de l’artiste en jeune singe, c’est une narration. Mais évidemment, on ne peut pas dire que c’est un roman. Ce n’est pas un roman d’abord parce que c’est autobiographique – c’est un peu le seul de mes livres qui soit vraiment autobiographique… autobiographique changé, un peu transformé, exactement comme font les gens maintenant qui font de « l’autofiction », comme on dit… j’ai fait ça bien avant! Ensuite, l’insistance sur les rêves fait basculer le livre dans autre chose que ce qu’on appelle d’habitude « roman ». Mais enfin, il y a du roman là-dedans. Et dans la critique, il y a aussi beaucoup de roman, parce que je raconte les gens. Comme vous le disiez tout à l’heure à propos des anthologies: une œuvre littéraire ou une œuvre picturale, pour moi, c’est indissociable des gens qui l’ont fait, du milieu dans lequel ça s’est fait et pour lequel ça s’est fait, et ainsi de suite. Alors: pourquoi n’ai-je plus écrit de roman après 1960, malgré mes efforts pour essayer de faire quelque chose qui ressemblerait quand même à un roman? Ça ne pouvait plus du tout ressembler à quelque chose qui pourrait recevoir un prix littéraire de fin d’année, naturellement. Ça, c’était fini pour moi. Mais pourquoi n’aurais-je pas réussi à faire quelque chose avec des personnages inventés et, bon, mais j’ai essayé, et il y a des parties romanesques dans certains de mes livres. Seulement, c’est enfoui en quelque sorte à l’intérieur de quelque chose de différent. Vous voyez, j’admire beaucoup Zola. Mais surtout, j’admire extraordinairement le sociologue dans Zola et les études préparatoires qu’il a réalisées pour l’élaboration de ses livres. On peut dire qu’inversement à Zola, chez moi, ce sont les études préparatoires qui ont dévoré tout le reste.

Emmanuel Legeard: C’est très intéressant ce que vous dites des études préparatoires de Zola. Dans vos études critiques [Répertoire, etc.], Portrait de l’artiste en jeune singe aussi, il y a cette volonté d’identification. Or on n’est jamais plus intensément soi-même que lorsqu’on cherche à s’identifier aux autres…

Michel Butor: Oui!

Emmanuel Legeard: Est-ce que justement le fait d’avoir abandonné le roman pour se « rabattre » – je ne le dis pas dans un sens péjoratif – sur l’essai critique, ce n’était pas le moyen pour vous d’ajouter cette dimension… ce mode d’intensité qui complétait le mode d’ampleur, expansif, que vous aviez exploité avec le roman, et qui était d’une complexité luxuriante, mais uniquement géographique, cartographique – plane, en quelque sorte…

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: …et qui ne laissait pas de place à votre authenticité que vous retrouvez en étudiant…

Michel Butor et Emmanuel Legeard (simultanément):…les autres.

Michel Butor: Oui. C’est un peu ça. Et puis, parallèlement, c’est aussi lié à ma carrière tortueuse de professeur. Car j’ai toujours gagné ma vie comme professeur. J’ai essayé de travailler un peu chez les éditeurs, comme la plupart des écrivains un peu connus qui ont un port d’attache [i.e. une maison d’édition attitrée]. Mais au fond j’étais fait pour être professeur, donc j’ai une carrière de professeur très anormale, pas du tout « française »… L’Université française m’en a beaucoup voulu de mon indépendance, et ça a été une bénédiction pour moi quand j’ai pu avoir un poste permanent à Genève, ça a été la libération, et l’Université française m’en a voulu encore plus, parce qu’ils étaient très jaloux. Mon activité de professeur m’obligeait à lire et relire intensément un certain nombre d’écrivains et ça a été pour moi toujours passionnant et, bon, j’essayais de me mettre dans la peau du personnage, écrivain. Les écrivains sont des gens qui parlent donc on n’a pas besoin de les faire parler… et pourtant on a besoin de parler à leur place, parce qu’il y a toujours des choses qu’ils n’ont pas réussi à dire et qui naturellement éclairent tout le reste. Moi, j’ai toujours rêvé d’avoir des critiques qui m’éclairent sur moi-même, ce qui est arrivé… qui m’éclairent moi-même sur ce que j’ai écrit. Au bout d’un certain temps… donc, j’étais professeur à Genève, après l’avoir été dans bien d’autres endroits. J’étais professeur à Genève. Et je vivais à Nice. Et je faisais la navette entre Nice et Genève. Et j’avais deux personnalités, si vous voulez, j’avais la personnalité de professeur à Genève et la personnalité d’écrivain, et d’ami des peintres, etc. à Nice. C’était assez acrobatique, tout ça. Donc il y a une schizophrénie, mais qui est, je dirais, caractéristique du romancier. Les romanciers ont la faculté de se multiplier en personnages. J’avais cette faculté, alors je me suis multiplié moi-même en personnages, et j’ai essayé de comprendre pourquoi Balzac avait traité tel genre de chose ou, aussi bien, pourquoi Mondrian s’était mis à faire des carrés, ou des rectangles.

Emmanuel Legeard: Vous avez déclaré un jour que vous étiez une espèce de « métis »… (1)

Michel Butor: Je suis terriblement français. J’ai pris suffisamment de distance par rapport à mon pays pour pouvoir me moquer d’un certain nombre de ses ridicules comme le fait de devoir composter les billets dans les chemins de fer, ce qui est une exception française totalement stupide, par exemple. En fait, je ne suis pas très doué pour le métissage, je ne suis pas très doué pour les langues. J’ai toujours essayé d’apprendre. Mais la timidité fait que j’ai beaucoup de mal à m’exprimer dans les langues étrangères. J’ai beaucoup vécu dans des pays de langue anglaise, en Angleterre et aux Etats-Unis, surtout. J’ai même fait des cours en anglais. Mais là, parce que la nécessité me forçait, alors je passais outre à ma timidité. J’ai parlé plusieurs fois du trac pour expliquer que le trac était pour moi très créatif. Mais alors il y a pour moi un trac énorme à parler en anglais; je prononce très mal les th, etc.

Emmanuel Legeard: Est-ce que ce n’est pas afin de surmonter ça que vous avez éprouvé le besoin de créer cette composition qu’est Mobile, et où, en fait, ce que vous inventez, c’est tout bonnement l’hypertexte? Bien avant Internet…

Michel Butor: Oui, c’est de l’hypertexte. Grâce à la disposition des morceaux de texte, il y a différents trajets possibles sur la page et à l’intérieur du volume et ça, oui, c’est moi qui ai inventé ça, mais comme beaucoup de précurseurs, j’ai été tout à fait ignoré.

Emmanuel Legeard: Pour rendre justice à votre œuvre, est-ce qu’il ne serait pas préférable de la lire en commençant par la fin, pour la remonter, en quelque sorte à contre-courant, jusqu’aux premiers livres?

Michel Butor: On peut très bien commencer par la fin, et on se promène à l’intérieur de l’œuvre comme on le fait toujours pour les écrivains anciens. Vous voyez, bon, La Comédie humaine… il y a des portes privilégiées qui sont soit le texte que Balzac lui-même a mis en premier qui est La Maison du Chat-qui-pelote, soit le texte habituel que l’on prend pour entrer qui est Le Père Goriot, soit La Peau de chagrin. Ça, ce sont des portails que Balzac a prévus. Mais on fait comme on veut, et surtout comme on peut; et selon les hasards, on va se mettre à lire tel livre, ensuite on va se mettre à lire tel autre – chacun à l’intérieur de la Comédie humaine prend le trajet qui lui convient, et tout ça, en général, ce n’est pas volontaire du tout, ce sont les faits qui font que vous avez rencontré tel ou tel livre. Il y a très peu de gens qui aient lu la Comédie humaine dans l’ordre proposé par Balzac, ordre qui, d’ailleurs, a changé plusieurs fois. Parce qu’il y a eu des romans entiers qui sont passés  d’une section à une autre.

Emmanuel Legeard: Vous pensez qu’on peut transposer vos œuvres au cinéma?

Michel Butor: J’ai fait des petits essais cinématographiques. J’ai collaboré à un certain nombre de documentaires et j’ai participé à deux films qui m’ont intéressé parce qu’apparemment, c’était impossible. Le premier, c’est sur Lautréamont et le second, sur Montaigne. Je suis très fier de ces deux films. La clef, pour visualiser Montaigne… c’est le fait que Montaigne compare lui-même son œuvre à une peinture. Comme vous le savez, c’est ce fameux passage où il parle de la construction de son œuvre et il dit qu’il y a un tableau bien constitué qui est au centre et qui devait être le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, mais qui finalement n’est que les Sonnets, et que tout le reste tourne autour comme l’œuvre d’un peintre qui fait des « grotesques », des fantaisies de toutes sortes. Alors, je me suis aperçu que ça, c’était une clef de la construction des Essais. Autrefois, on considérait que Les Essais, ce n’était qu’un entassement hétéroclite, que ce n’était même pas la peine de chercher une structure, et par conséquent cela montre bien qu’on n’avait pas lu le texte. J’ai eu la chance de m’apercevoir que le texte de La Boétie était – numériquement – au milieu du premier livre, et ça m’a donné une clef pour la construction de l’ensemble. C’est ce qui m’a donné la possibilité d’introduire dans le film des œuvres maniéristes et de montrer des jardins maniéristes comme les jardins de la villa d’Este avec les jets d’eau, etc. Pour Lautréamont (Lautréamont, court métrage, 1971), j’avais dit que je voulais bien participer à ce film, mais que je ne voulais pas qu’on mette en scène des passages des Chants de Maldoror. C’était un film, mais je ne voulais pas qu’on fasse du cinéma avec les Chants de Maldoror. Et deuxièmement, je ne voulais pas qu’il y ait d’interprétation surréaliste, donc de peinture surréaliste, parce que la peinture surréaliste s’est quelquefois risquée à Lautréamont. Alors la question, c’était de savoir ce qui reste – eh bien, on a trouvé! Sinon, j’ai également participé à des documentaires en vidéo, cette fois, sur la cathédrale de Laon, un film qui s’appelle Locus Lucis (1990). Et puis un film financé par [Elf] sur une exposition Rodin au Musée d’art moderne de Pékin qui s’appelle La Voie des Statues (1993). Malheureusement, à ce moment-là, [Dassault] venait de vendre [60 avions de chasse « Mirage »] à Taïwan, ce qui a beaucoup déplu aux gens du gouvernement. Alors l’exposition a eu lieu quand même, parce qu’elle était organisée par [Elf] – si ç’avait été organisé par l’ambassade de France, on l’aurait supprimée – mais l’événement a été étouffé et il n’y a pas eu un mot dans la presse. L’exposition a eu un grand succès, mais uniquement grâce au bouche-à-oreille.

Maurice Ronet et Sylva Koscina dans La Modification, au pied de la statue de Moïse par Michel-Ange qui orne à Rome le tombeau du pape Jules II dans l'église de Saint-Pierre aux Liens. On se souvient de Freud disant de Michel Ange: "Il a introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse et la musculature exubérante de force du personnage ne sont qu’un moyen d’expression tout matériel servant l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable: vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué." L'ironie du contraste n'est pas mauvaise.

Maurice Ronet et Sylva Koscina dans La Modification. Au-dessus,  en arrière-plan, la statue de Moïse par Michel-Ange qui orne à Rome le tombeau du pape Jules II dans l’église de Saint-Pierre aux Liens. On se souvient de Freud disant de Michel-Ange: « Il a introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse et la musculature exubérante de force du personnage ne sont qu’un moyen d’expression tout matériel servant l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable: vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. » L’ironie du contraste n’est pas mauvaise.

Emmanuel Legeard: En l’occurrence, on parle de projets dont vous avez piloté la réalisation du début à la fin, donc on a procédé dans l’ordre. Au passage: c’est toujours terriblement maîtrisé, ce que vous faites. Vous exercez une domination inexorable sur les sujets que vous traitez, même les plus rétifs…

Michel Butor: J’essaie (rires).

Emmanuel Legeard: C’est quelque chose qui me frappait quand j’étais tout jeune lecteur de vos romans, en comparaison d’autres néo-romanciers qui me donnaient l’impression inverse d’être dominés par leurs systèmes ou leurs thèses. Donc, ici, vous avez piloté des projets cinématographiques. Mais je pense à un film comme La Modification, avec Maurice Ronet, qui me semble au contraire complètement raté, comme si roman et cinéma étaient en l’occurrence incompatibles. Je me suis demandé pourquoi ce film est un échec. En fait, il est exclusivement linéaire, composé de flash-backs et de scènes anticipées…

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: Or, ce n’est pas du tout ce que j’ai retenu qui fait l’intérêt de La Modification, mais au contraire la dimension transversale, la dimension mythologique…

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: Parce que – me semble-t-il – dans vos romans, le conflit, c’est entre l’histoire, l’historicité, le caractère ontologique, et le temps, le temps des horloges, le temps chronométrique.

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: De sorte que je me demande si c’est seulement possible de réaliser un film à partir de vos romans?

Michel Butor: Je pense que c’était particulièrement difficile d’en faire un avec ce roman-là (La Modification). Il aurait beaucoup mieux valu me demander d’écrire un scénario. D’ailleurs, on m’a demandé (en 1971) de faire un scénario pour un projet de téléfilm, [L’Enchantement/L’Entre-deux]. Le film a été fait, et j’ai repris le scénario à l’intérieur d’un texte semi-romanesque qui s’appelle Intervalle (1973).

[En quatrième de couverture, Gallimard présente Intervalle en expliquant: « Il y a quelques années un metteur en scène de cinéma vient proposer à Michel Butor l’anecdote suivante : « Un homme et une femme qui ne se sont jamais vus se rencontrent entre deux trains dans la salle d’attente de Lyon-Perrache, ont une demi-heure de conversation, et repartent chacun de leur côté. » En fin de compte le film ne peut se faire, mais cette semence germe peu à peu. »

Dans un entretien de 1981, Michel Butor explique qu’Intervalle est une variation humoristique de La Modification: « Dans Intervalle, dit Michel Butor, il y a une parenté évidente entre l’anecdote centrale, le scénario, et La Modification. C’est net. Il s’agit-là d’une espèce de variation humoristique de La Modification. »]

Emmanuel Legeard: Quand on vous lit, vous donnez l’impression d’être fataliste…

Michel Butor: Moi, fataliste?

Emmanuel Legeard: Oui, on a un sentiment d’accablement… J’ai abordé la conversation en évoquant ce rapport organique de la totalité à la partie… On a l’impression effectivement que le microcosme reflète le macrocosme, mais que ce n’est pas réciproque, qu’il s’agisse de l’œuvre isolée par rapport à l’œuvre totale – La Modification, c’est Michel Butor, mais Michel Butor n’est pas La Modification -, ou bien de l’individu par rapport au contexte… Si l’on prend comme exemple vos personnages romanesques, ce ne sont pas des agents volontaires de ce qui se produit, mais des occasions pour le contexte, pour la totalité, de s’exprimer à travers eux… Je pense à votre Kierkegaard de Répertoire, à qui je crois La Modification répondait?… La solution fataliste de Kierkegaard dans La Répétition, c’est de s’en remettre à la providence, d’accepter ce qui arrive parce que c’est là qu’est le bonheur. Mais on n’a pas cette impression de providence avec vous, plutôt qu’il y a quelque chose d’écrasant, d’accablant, le « destin de l’homme » qui est le produit de la totalité sur laquelle l’individu ne peut pas prendre de point de vue, au-dessus de laquelle il lui est impossible de s’élever suffisamment pour pouvoir épuiser les raisons qui l’ont amené là où il est… mais curieusement, je ne retrouve pas ce fatalisme chez le Michel Butor en chair et en os que j’ai en face de moi…?

Michel Butor: Oui, eh bien, je suis à la fois très conscient du malheur de la condition humaine… mais je suis en même temps optimiste, c’est-à-dire que je pense que les choses peuvent s’arranger. Elles prennent leur temps pour s’arranger, n’est-ce pas. Alors, c’est entendu, il faut laisser du temps au temps, comme disent les hommes politiques. Mais sans doute, on pourrait aller plus vite. Donc, en effet, je suis les deux à la fois. D’abord parce que je suis un enfant de la guerre. Je suis né en 1926. La guerre a commencé pour l’anniversaire de mes 13 ans, et j’ai passé toute mon adolescence dans la guerre.

[Suit une longue digression sur l’exode en zone libre, très intéressante, mais qui dévie du sujet principal. Avec l’accord d’Emmanuel Legeard, nous écartons momentanément ce passage pour des questions de lisibilité grand public. – A.T.]

Emmanuel Legeard: Cette mobilisation passive associée à l’exode… « Mobile » revient souvent comme adjectif, mais vous êtes aussi un voyageur immobile.

Michel Butor: Ah, je suis aussi un voyageur immobile, oui, c’est-à-dire que je voyage beaucoup dans ma tête. J’ai souvent abordé ce problème du voyage à l’intérieur du voyage. Voyez, dans le train, on pense à d’autres… à d’autres voyages.

Emmanuel Legeard: Ce rapport (entre « immobile » et « mobile ») remplit chez vous en quelque sorte la fonction d’un « thermostat imaginaire » … ?

Michel Butor, souriant: Oui, c’est ça.

Emmanuel Legeard: Il y a un avenir pour la littérature?

Michel Butor: Mais bien sûr, qu’il y a un avenir pour la littérature! La littérature, c’est l’expérimentation sur le langage. Il y a un grand avenir pour le langage, donc un grand avenir pour la littérature.

Emmanuel Legeard: Vous n’avez pas l’impression que le langage s’étiole?

Michel Butor: Pas du tout, au contraire. Là, il y a quelque chose qui se perfectionne perpétuellement; il y a évidemment une entropie dans le langage, les mots perdent peu à peu leur sens, c’est ce qu’on appelle la « langue de bois ». Il suffit de lire les discours des politiques: on assiste là à la dégradation du langage – les mots perdent peu à peu toute signification. Le mot « libéral », par exemple, c’est un exemple extraordinaire, peut signifier n’importe quoi et son contraire. Alors, il y a une dégradation permanente du langage, c’est vrai, mais il y a simultanément un…

Emmanuel Legeard: un renouvellement, vraiment?

Michel Butor: Un renouvellement. Bien sûr. Dans la science. On peut très bien dire que la science est un genre littéraire.

Emmanuel Legeard: C’est vrai, mais les scientifiques écrivent en anglais. Ça limite énormément le renouvellement…

Michel Butor: Ah, mais non, parce qu’on est obligé de traduire, d’expliquer, de faire de la vulgarisation pour que les gouvernements puissent donner de l’argent pour construire des CERN, des machins comme ça.

Emmanuel Legeard: Votre projet d’une poésie « épique et didactique »… c’est évidemment un projet avec lequel je suis personnellement en totale sympathie, mais est-ce que ce n’est pas très élitiste, en définitive?

Michel Butor: Certainement! Mais, vous savez… je pense à ce sociologue qui s’appelle Bourdieu, et qui a senti un certain nombre de choses, mais qui en a tiré des conséquences stupides. Le malheur des hommes, c’est que très souvent les gens, même de génie, disent des bêtises. Donc, à cet égard, il ne faut faire confiance à personne. Ainsi, [Bourdieu] a dit énormément de sottises. Il est évident que tout le monde ne peut pas comprendre tout. Personne n’est capable de maîtriser la totalité de la science actuelle, c’est bien évident. Et, par conséquent, il y a des gens qui se spécialisent en ceci ou cela. Même Bourdieu, je pense, n’aurait pas la sottise de reprocher aux mathématiques leur élitisme. Mais évidemment, un ouvrage génial d’un mathématicien, ce n’est pas à la portée de la lecture d’un footballer. C’est évident. D’où: élitisme. Mais alors, il peut y avoir un bon élitisme comme aussi un mauvais élitisme. Le mauvais élitisme, c’est quand l’élite n’en est pas une. De même qu’il y a une bonne mondialisation, et une mauvaise. La mauvaise mondialisation, c’est l’écrasement par une culture de toutes les autres. C’est donc le contraire de ce que ça devrait être.

Emmanuel Legeard: Je viens de la banlieue la plus dangereuse de France, 80% de chômage, degré 8 sur l’échelle de Bui-Trong. Une banlieue tellement mal famée qu’ils ont commencé par effacer son nom des cartes. Et puis, en désespoir de cause, ils l’ont rasée. Dans ces endroits-là, à supposer qu’on ait de sérieuses dispositions à l’intelligence ou même au génie, on est privé par le système de tout accès à la culture nécessaire pour comprendre, par exemple, ce que vous avez écrit. Il faut beaucoup de patience et de passion pour reconquérir seul tout ou partie du patrimoine indispensable à la survie de l’esprit. Alors, quelles sont les solutions?

Michel Butor: Il n’y a qu’une seule solution: l’enseignement. L’enseignement, c’est ce qu’il y a de plus important à l’intérieur d’une structure de gouvernement. Seulement il y a très peu d’hommes politiques qui comprennent cela. Nous avons eu, parmi les malheurs de la France, la création par le général de Gaulle de l’École Nationale d’Administration qui détient le monopole de la formation des hommes politiques. On est obligé de passer par là. On y apprend la langue de bois. Et on ossifie l’administration – parce qu’on s’est donné tellement de mal pour « arriver » en passant par là qu’il faut que ça serve, n’est-ce pas. Non, la seule solution, c’est l’enseignement. Alors, quel enseignement? Là, nous arrivons à des problèmes vraiment intéressants. Mais, malheureusement, les gouvernements actuels, de quelque couleur qu’ils soient, sont tous obscurantistes. Ceux de gauche devraient l’être un peu moins, mais il faut reconnaître que ce qu’ils font est un peu décourageant. Au XXe siècle, j’attendais beaucoup du XXIe siècle. Seulement le XXIe siècle a commencé si mal et continue si mal que je crois qu’il faut attendre le XXIIe siècle. Pour l’instant… si on ne s’aperçoit pas que les choses vont mal, c’est qu’on est vraiment aveugle.

https://soundcloud.com/user-681193609/entretien-emmanuel-legeard-michel-butor

= NOTES =

(1) « Métis », supposément: culturel franco-américain et « transdisciplinaire » au sens organique où le développement de la personnalité comme totalité psychique fait appel à des compétences artistiques différentes, littéraires, musicales, picturales pour les harmoniser de manière absolument originale; c’est ainsi seulement, je pense, que peut s’opérer en quelque sorte cette « contre-révolution ptolémaïque » qui restaure la prévalence du sujet connaissant sur l’objet à connaître. S’il y a un point commun aux écrivains issus du nouveau roman, c’est qu’ils ne visent tous qu’à la subjectivité totale. – E.L.