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…et des huissiers de justice en particulier…[1]

(Une réaction à l’article d’Emmanuel Legeard sur mon livre, les Stratégies d’expansion du Nouvel empire global [2])

Par Jean-François Tacheau

Jean-François Tacheau est juriste et géopolitologue de formation. Officier de réserve de la Gendarmerie nationale, il est diplômé de l’Institut supérieur de l’armement et de la défense (ISAD). Il est actuellement délégué du Nord-Pas-de-Calais auprès de la section huissier de justice de la Chambre Nationale des commissaires de justice. Ses blogs: https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-tacheau/blog & https://tinyurl.com/jft-linkedin

Les « réseaux sociaux » ont cette particularité qu’ils permettent d’identifier et de renouer avec de vieux amis. Je n’ai pas revu Emmanuel Legeard depuis plus de 30 ans.

Après quelques échanges effectués cette année, il paraissait évident que nous partagions un certain nombre de vues, et notamment qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ce pays, pour ne pas dire, sur cette planète.

La mise en compétition dans tous les domaines d’activité, sans frontière, amorce un processus d’aliénation particulièrement destructeur, qui conduit à une certaine forme de zombification. L’exigence de compétitivité extrême force le compétiteur à un degré de spécialisation qui lui interdit l’accès à la pensée complexe, à la philosophie, et le détourne de la politique, alors même que l’homme est l’animal politique par excellence. Par conséquent, l’aliénation par le marché, sans frein, dénature l’homme.

J’en ai eu encore ce matin un exemple très concret. Alors que j’étais en train d’examiner une procédure complexe, j’ai reçu un appel d’une personne que je ne connais pas : « Bonjour, c’est Magalie, votre prestataire de service (Nom de la Société) ! Vous êtes bien M. Jean-François Tacheau ? (Oui)… Habitant à telle adresse? (Oui)… Tout d’abord je voudrais savoir si tout va bien ? Vos proches vont-ils bien ? A quoi je lui réponds : « Venez-en directement aux faits ! » Et elle : « Mais non monsieur ! Je veux d’abord savoir si vous allez bien ! » et moi : « Ecoutez, je sais que vous déroulez un script pour formuler une proposition commerciale ! Je vous invite à sauter les étapes et à formuler directement votre proposition ! » Elle : « Mais non ! Je veux savoir comment vous allez ! » Moi : « je n’ai pas de temps pour ça ! » Elle : « Il me faut savoir comment vous allez ! »  Excédé, je raccroche.

Quand des sociétés en arrivent à imposer dans leur script (sur quelque plateforme étrangère) une prise de nouvelles, par quelque opératrice dont elles auront probablement francisé le nom (pour la confiance), pour vous vendre un produit que vous n’avez jamais sollicité, on comprend bien qu’il faut qu’elles soient particulièrement mises sous pression, et qu’elles se sont organisées de façon quasi-militaire pour vendre et rentabiliser les investissements délirants qu’elles ont été amenées à commettre pour ne pas sombrer.

Emmanuel a publié, le 11 juillet 2021, un article [3] relatif à mon livre Les Stratégies d’expansion du nouvel empire global, publié en 2001, quelques jours après les attentats du 11 septembre.

Il part du concept de guerre économique dont j’avais donné une définition et en propose une autre lecture. Dans mon livre datant de 2001, je concevais la guerre économique comme un « conflit entre groupements organisés en vue d’accroitre leur puissance, leur part de marché, et le bien-être de leurs sujets, en sachant que ce qui est gagné par les uns est perdu pour les autres, tous les moyens étant requis pour atteindre ces objectifs, exception faite de la confrontation physique immédiate et sanglante entre les pays du bloc occidental ou dans leur mouvance. »

Mais la troisième mondialisation, par ses aspects transversaux, « qui ne connait plus centre ni périphérie, et dont les acteurs sont largement déterritorialisés [3] » interdit d’une certaine façon toute lecture nationale. Il fallait actualiser, et celle-ci pourrait se comprendre comme une somme de conflits opposant des groupements supérieurement organisés à d’autres qui le seraient également ou pas du tout, conduisant à une concentration des richesses entre quelques mains en aliénant tous les autres. Et Emmanuel y voit la promotion d’une guerre de tous contre tous afin de dominer pour dominer dans une perspective « féodale » visant à « remplacer la classe moyenne indépendante des producteurs, colonne vertébrale des nations, par une classe moyenne de courtisans salariés improductifs et un lumpenproletariat de saltimbanques subventionnés. »  

Et il ajoute que si ce modèle prospère, c’est grâce à une alliance libérale-libertaire entre les grands acteurs de la mondialisation néo-libérale et les bénéficiaires « libertaires » du Système, hérauts volontiers terroristes d’un « marxisme culturel » (le « politiquement correct »), qui est en réalité un « anti-marxisme contre-culturel » utile au remplacement de la lutte des peuples comme moteur de l’histoire par la transgression sans fin des mœurs. Les peuples sont ainsi évacués de l’histoire, toute velléité de résistance est condamnée comme « populisme », et les indociles au nouvel empire global sont tenus en otage par l’intimidation majoritaire d’une masse conditionnée par une propagande médiatique uniforme, agressive et permanente. Et c’est l’analyse de cette stratégie culturelle de certaines élites qui l’intéresse.

Il est certain que ce modèle de développement conduit les hommes  à se regrouper pour construire des organisations susceptibles de rester sur le marché ; qu’il est impossible pour les plus petites structures de faire face aux monstres qui émergent dans leur secteur d’activité ; que les acteurs les moins importants doivent nécessairement faire preuve d’une véritable ingéniosité et d’une vitalité peu commune pour se restructurer, s’ils ne veulent pas tout simplement mettre la clef sous la porte ; que les acteurs les plus forts ont intérêt à faire prospérer ce modèle qui leur permet de confisquer une bonne partie des richesses, et que certains d’entre eux investissent des fortunes considérables dans les fondations, les think tanks, et les universités, pour promouvoir un modèle qui contribue à les faire monter en puissance.

Ceci est maintenant la triste réalité des professions libérales, qui sous les impulsions de la loi Macron, de la Covid, de la multiplication des contraintes et l’écrasement des prix, doivent apprendre à penser organisation et marché, avant même d’examiner la qualité de leurs propres services. Et il est également certain que l’Etat a plongé certaines de ces professions dans cette spirale de guerre aliénante, sans nécessité, et sans que cela soit nécessairement profitable à leurs concitoyens. Ainsi, les huissiers de justice ont vu les éléments constitutifs de leur droit de propriété qui faisaient (ou du moins, contribuaient à faire) la garantie du justiciable à une certaine indépendance des officiers publics et ministériels, disparaître du jour au lendemain, sans contrepartie, et ils doivent aujourd’hui se restructurer rapidement en vue de revaloriser les actifs qu’on leur a enlevés.

Aussi, si l’article d’Emmanuel est particulièrement radical, il est aussi rafraîchissant. Comme il le dit lui-même « A part celles qui s’érigent en principes d’autorité, il n’est pas « de mauvaise théorie ». Les mauvaises sont celles qui mentent sur leur statut, qui n’admettent pas qu’(…) en tout ce qui touche à l’humain, il n’y a, il ne peut y avoir que des théories, et que la validité d’une thèse n’est pas fonction de la mode.[4]» Le politiquement correct, en dénigrant tout ce qui n’émane pas de lui, interdit le raisonnement. Et l’amorce d’une pensée libre, complexe et nuancée, nécessite qu’on s’en affranchisse.

Aussi, il me parait nécessaire de répondre par l’affirmative à question qu’il me pose en fin d’article.

Emmanuel, je te remercie de l’honneur que tu m’as fait, par cet article. Et le travail à produire m’intéresse d’autant plus que cette guerre de tous contre tous, promue par quelques aventuriers et mercenaires, impacte sérieusement la profession que j’exerce, et que j’avais rejoint en espérant échapper à l’enfer délirant dans lequel cette compétition brutale enferme les hommes.

NOTES

[1] Un grand merci à Nolwenn Le Breton pour la mise en forme et la mise en ligne de cet article.

[2] TACHEAU, Jean-François, Stratégies d’expansion du nouvel empire global, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2001. ISBN : 2825115452 EAN : 9782825115459

[3] LEGEARD, Emmanuel, « Quelques Réflexions sur les Stratégies d’Expansion du nouvel empire global de Jean-François Tacheau ».

[4] LEGEARD, Emmanuel, Le Narrataire, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2002, p.6. ISBN : 2284036775 EAN 9782284036777